Tigre, lion, éléphant : ces animaux stars sont menacés d’extinction
Entretien avec Franck Courchamp, directeur de recherche au laboratoire Écologie, systématique et évolution (CNRS/Université Paris-Sud/AgroParisTech).
Le Journal du CNRS — Vous venez de publier dans Plos Biology [1] une étude selon laquelle, contrairement aux idées reçues, les espèces sauvages emblématiques, celles que l’on considère comme les plus charismatiques — le lion, le tigre, ou l’éléphant —, même si elles sont favorisées sur le plan des efforts de conservation, restent malgré tout très menacées, et ne sont pas perçues comme telles par le public. Selon vous, une des explications pourrait être que ces animaux sont justement surreprésentés dans notre quotidien — imaginaire, culture, publicité… Des populations « virtuelles », en quelque sorte, qui masqueraient la situation critique bien réelle de ces espèces. Comment se lance-t-on dans une telle étude ?
Franck Courchamp — J’ai commencé il y a six ans ce travail, que je faisais en parallèle de mes recherches principales, lesquelles portent essentiellement sur les espèces envahissantes et le changement climatique. J’avais été frappé par l’affirmation maintes fois répétée que les espèces sauvages charismatiques étaient très privilégiées en biologie de la conservation, au détriment d’autres espèces. Je me suis donc demandé si cela était vrai, mais avant de commencer, il me fallait déterminer quelles étaient ces espèces charismatiques, au moins pour un public occidental. J’ai donc effectué parallèlement quatre études, à partir de sources différentes, pour obtenir cette liste.
De quel type d’études s’agit-il ?
La première est un site Internet multilingue (français, anglais, espagnol et italien) qui pose directement cette question aux internautes. Nous avons eu assez rapidement près de 5.000 réponses, ce qui est plutôt bien pour ce genre d’étude, car nous nous trouvons plus souvent devant des échantillons de dizaines ou de centaines de personnes. Nous avons complété cela avec des questionnaires similaires auprès d’enfants de dix ans dans des écoles en Espagne, en Angleterre et en France.
Ensuite, nous avons ajouté deux autres approches. La première consistait à répertorier tous les animaux sauvages qui étaient sur les affiches de tous les films d’animation de Disney, Pixar et Dreamworks, ainsi que tous les animaux figurant sur la première page des sites Web des zoos des cent plus grandes villes du monde. Dans les deux cas, l’idée de départ, c’est que ces espèces avaient été choisies parce qu’elles étaient charismatiques. D’ailleurs, les résultats de ces quatre études sont presque identiques.
Avec des différences par zones géographiques ?
En effet, nous avons vu des choses assez intéressantes, et nous allons essayer de les publier dans un deuxième temps. Par exemple, les Espagnols aiment beaucoup le lynx ibérique et le taureau sauvage, alors que les Anglais préfèrent les animaux féroces, comme les requins-tigres ou les anacondas. À mon avis, cela pourrait refléter la forte présence de ces animaux dans les films de la BBC, comme les documentaires de Richard Attenborough. Un autre point intéressant est que les enfants avaient beaucoup plus d’imagination que les adultes et trouvaient beaucoup plus d’espèces.
En observant la liste finale de ces espèces sauvages charismatiques — donc, dans l’ordre : le tigre, le lion, l’éléphant, la girafe, le léopard, le panda, guépard, l’ours polaire, le loup gris et le gorille —, on est étonné par la présence du loup gris…
Cela m’a en effet un peu surpris, car c’est le seul qui ne soit pas exotique, ni le plus menacé. En effet, bien qu’un tiers de son territoire ait été réduit et qu’il ait été décimé dans plusieurs pays, il n’est pas en danger d’extinction imminent comme les neuf autres. C’est aussi un animal qui a été historiquement et reste persécuté dans le monde, et il est donc étonnant qu’il soit en même temps jugé l’un des plus charismatiques.
Finalement, ce qui vous a le plus surpris, c’est que le public n’a pas toujours conscience qu’il s’agit d’espèces menacées ou en voie de disparition…
Dans un premier temps, cette liste me paraissait tellement évidente que je ne trouvais pas cela très intéressant. Mais c’est en parlant autour de moi que je me suis rendu compte combien les gens avaient une faible connaissance de l’état réel de ces populations. Sur notre site Web initial, une deuxième page demandait aux internautes d’associer ces espèces à six caractéristiques : dangereux, mignon, magnifique, etc. Une de ces caractéristiques était « menacée », et une personne sur deux s’est trompée sur sa réponse. Lorsque j’étais à UCLA [l’Université de Californie, à Los Angeles] il y a trois ans, j’ai aussi interviewé une centaine d’étudiants de plusieurs disciplines au sujet de cette liste et du statut de ces espèces. J’ai ainsi pu quantifier le degré d’erreur pour chacune de ces espèces.
Le panda, l’ours polaire et le tigre sont les plus évidents, car ils bénéficient de nombreuses campagnes d’information. Mais pour d’autres, comme la girafe, les résultats sont frappants. Le public ne semble pas savoir que la girafe est une espèce en voie de disparition, que la girafe Massaï a perdu 97 % de ses effectifs en 35 années, ce qui est quasiment un génocide lorsqu’on parle d’une espèce et de ses gènes. Le public interrogé ignorait que les lions pourraient disparaître dans vingt ans si rien n’était fait. C’était un résultat que je trouvais assez probant, surtout pour des espèces qui sont les préférées du public. Car si nous n’arrivons pas à sauver le lion, le roi des animaux et l’espèce emblématique que l’on retrouve sur tous les blasons, tous les drapeaux, tous les logos sportifs, quel espoir avons-nous de sauver un papillon des forêts tropicales d’Amérique du Sud, que personne n’a jamais vu ?
L’hypothèse avancée dans votre étude pour expliquer cette dissociation entre le réel et le perçu est que ces espèces charismatiques sont justement surreprésentées dans notre quotidien.
Oui, nous pensons que c’est parce que l’on voit ces espèces partout que l’on ne pense pas qu’elles sont rares. Leur perception est biaisée. L’exemple de la girafe en France est frappant. Chaque année, il est vendu plus de jouets Sophie la Girafe qu’il n’y a de bébés qui naissent (plus de 700.000 en 2016) ; et évidemment bien plus que de girafes vivantes sur Terre. Nous avons aussi demandé à 48 volontaires français de noter le nombre de fois qu’ils voyaient une de ces espèces dans leur quotidien pendant une semaine. Ils en ont vu en moyenne une trentaine par jour.
Côté américain, vous notez que ces dix espèces charismatiques représentent 48 % des peluches vendues sur Amazon chaque année. Mais la deuxième partie de votre étude, presque la plus importante, porte sur la condition actuelle de ces espèces à l’échelle planétaire. Et là , les chiffres globaux de population cachent une fragilité souvent incomprise.
C’est cela aussi qui nous a pris beaucoup de temps. Nous avons dû trouver le nombre de zones d’habitat de chaque population, les tailles de ces populations passées et présentes, et les tendances. Prenons par exemple les tigres. À l’échelle planétaire et en liberté, il en reste 3.500. Donc, nous pouvons nous dire qu’il s’agit d’une population significative. Mais si on retire ceux qui sont trop vieux ou trop jeunes pour se reproduire — car ce qui est important, c’est le potentiel de la population —, nous pensons qu’il reste aujourd’hui seulement mille tigresses capables de reproduction. De surcroît, il ne s’agit pas d’une seule population, mais de nombreuses petites populations totalement isolées à l’intérieur de petits territoires. Il est question d’une quarantaine de populations de moins de 100 tigres, ce qui est très peu pour que chacune de ces petites populations ait des chances de s’en sortir à long terme.
Pour toutes ces espèces, si l’on prend en compte ces deux éléments — reproduction et fragmentation de la population —, la perception est différente. Une de ces espèces a été récemment dans l’actualité : le dernier rhinocéros blanc d’Afrique du Nord. Cela faisait longtemps qu’il ne pouvait plus se reproduire, et les deux derniers spécimens — deux femelles — sont ses enfants. Cela montre bien que ce n’est pas parce qu’il reste des individus que la population peut s’en sortir.
Un rapport de l’Union internationale de conservation de la nature (IUCN), cité dans votre étude, indique que c’est la chasse qui menace bien souvent ces espèces.
En effet, et il s’agit là de quelque chose d’assez surprenant, car ce sont les espèces que nous préférons que nous tuons. Les grands singes, par exemple, chassés pour être mangés, ne disparaissent pas uniquement à cause de la destruction de leur habitat. Pour les lions, il s’agit de chasse au trophée, l’éléphant pour ses défenses, les loups pour protéger nos troupeaux et les tigres sont abattus pour des préparations de médecine traditionnelle. Il y a là quelque chose d’assez paradoxal et de cynique.
Quelle est la prochaine espèce qui va nous quitter, selon vos constats ?
Plusieurs études montrent que d’ici 20 à 30 ans, les tigres auront tous disparu à l’état sauvage. Pour les éléphants, il s’agit d’une cinquantaine d’années, de même que pour les ours polaires. Cela reste bien sûr difficile à évaluer exactement, mais nous parlons bien de décennies. Si rien n’est fait, la plupart des personnes qui sont en train de lire cet entretien verront l’extinction de la plupart de ces espèces à l’état sauvage, ce qui, à l’échelle géologique, est pratiquement instantané.
Dans cette publication, vous lancez deux appels, le premier étant pour qu’il y ait davantage d’études à l’échelle globale sur ces espèces.
Oui, car nous connaissons mieux le nombre d’étoiles qu’il y a dans notre galaxie que le nombre d’espèces qui existent sur Terre, ou encore la surface de la Lune que le fond de nos océans — et je dis cela en étant moi-même un amateur enthousiaste d’astronomie. Mais malheureusement, il n’y a pas assez d’investissements aujourd’hui pour préserver la plus grande richesse que nous ayons sur cette planète. Le problème n’est pas que les chercheurs ne s’intéressent pas assez à ce problème, mais qu’il manque des chercheurs dans les domaines de la conservation et de l’écologie.
Nous avons beaucoup d’étudiants, mais il y a très peu de postes et de financements pour les projets de recherche, et nous avons peu de croisements possibles avec des fonds privés. C’est pour cela qu’un mécanisme de compensation pourrait permettre de générer des fonds afin d’aider à la conservation de ce patrimoine.
Et c’est là -dessus que nous allons conclure, sur ce deuxième appel, un mécanisme qui permettrait de financer la conservation de certaines espèces à la suite de l’utilisation de leur image : un « droit à l’image du lion », par exemple.
Si une entreprise fait des bénéfices sur l’image du lion, par exemple, il serait en effet normal qu’une partie de ces bénéfices — rien du tout, un dixième de pour cent, par exemple —, aille soit à des campagnes d’information pour essayer d’annuler le « mal » qui est de contribuer à faire croire que le lion est omniprésent, soit tout simplement de faire des dons à des fonds de préservation des lions. Et pour ces entreprises, cela n’est pas étranger à leur culture de marketing, puisqu’elles payent des droits d’auteur pour toute image qu’elles utilisent. Quant à l’impact financier, cela ne représenterait pas grand-chose pour une entreprise qui utilise l’image d’une espèce menacée, mais énormément pour les efforts de conservation de ces espèces. Ces entreprises auraient d’ailleurs tout à y gagner, car si elles étaient vues comme des acteurs de la préservation de l’espèce qui les représente, le message serait fort et attractif auprès de leurs consommateurs.
À l’inverse, si elles perdaient leur emblème, cela serait assez préjudiciable, car elles se verraient promouvoir fièrement le logo d’une espèce disparue…
(Sources reporterre.net)